Enseignement : du rire aux larmes
Au commencement, PROCEDURE DIVISION
Notre histoire commence en 2003, je suis développeur en prestation pour BNP Paribas chez Logica CMG, je pisse des lignes de COBOL pour reprendre l’expression consacrée. Il est intéressant pour toi public de savoir que ça commence à être tendu à cette époque dans les SSII, la BNP suite à de mauvais placements, la fin du bug de l’an 2000 commence à dégraisser ses informaticiens. Grâce à la prestation de service elle peut dégraisser en quelques mois à peine, 50% de sa masse d’ingénieurs. Il faut savoir aussi que déjà à cette époque, 2003 tout de même, la maîtrise d’ouvrage commence à envoyer son code en Inde pour sous-traiter, parce que c’est moins cher. Comme je te l’ai déjà dit ce serait de l’imposture que de raconter ce que c’est devenu, je n’en ai aucune idée, le développement c’est du passé.
Être développeur c’est passionnant, c’est une activité qui te force à te transcender intellectuellement, je pense que quand tu as réussi à corriger un bug ou faire un truc sympa c’est certainement l’équivalent d’un shoot de dopamine. Les gens sont formidables, et je pèse mes mots, j’ai rencontré des gens drôles, intéressants, passionnés, vivants ce qui n’est absolument pas le cas de l’enseignement où tu rencontres quand même beaucoup d’imbéciles et d’aigris, c’est certainement le métier qui fait ça. Seulement c’est un peu comme tout dans la vie, ce que femme veut, le mari a intérêt à le faire. Nous sommes natifs du sud de la France, nous sommes seuls, la région parisienne n’est absolument pas faite pour nous. Les opportunités dans le Mainframe sont inexistantes ou presque en province, Lyon, Toulouse, Sofia Antipolis, à peine un peu à Montpellier mais dans la crise que nous traversons à cette époque c’est un emploi d’enseignant dans le Cantal qui va me faire entrer dans le métier.
Bonjour, veaux, vaches et cochons !
Je réponds donc à une annonce dans laquelle on cherche un prof de maths compétent en informatique. J’explique que j’ai une maîtrise de sciences physiques, on me répond que vu le niveau ça ne posera pas de problème. L’enseignement professionnel… De l’enseignement professionnel, j’ai des souvenirs terribles de l’enfance. C’était la menace au collège et ce dès la cinquième, les « nuls » on les envoyait en CAP, en apprentissage. À cette époque, donc courant des années 80, on dirait du Sardou, on avait l’intelligence de comprendre qu’un gosse qui était à bout, il valait mieux pour lui quitter rapidement le système scolaire pour trouver sa voie et s’épanouir au plus vite. Aujourd’hui la prison dure jusqu’à la fin de troisième sous prétexte d’avoir un socle universel de connaissances, quand j’ai des élèves de 14, 15 ans qui ne savent ni lire ni écrire. De l’enseignement professionnel, j’ai des souvenirs méprisants, comme toutes les personnes qui ont fait des études générales, à fortiori scientifiques. La moralité c’est que lorsque tu rentres dans une salle de classe pour la première fois, tu as l’impression d’entrer dans un coupe gorge. Les idées qu’on se fait, la réalité, deux mondes bien différents. J’ai passé huit ans dans le Cantal, avec du recul je ne qualifierai pas cette période d’heureuse professionnellement, riche certainement, mais difficile. Le Cantal c’est une terre qui crève, et pour essayer de la faire exister les gens essaient de la faire vivre avec des bouts de ficelle, de la sueur et des larmes. Mon ancien établissement a fini par fermer faute d’élèves.
Les élèves parlons-en. Ce public que je croyais violent, idiot, est un public magnifique. Des gueules cassées de l’éducation nationale, des gamins brisés par le système qui sont ravis de saisir la main d’enseignants atypiques, qui ne portent pas de jugements, qui essaient simplement de contribuer à leur réussite. J’ai eu de véritables témoignages d’affection, j’ai communiqué pendant de très nombreuses années avec ces élèves de l’époque, certains sont même venus me voir chez moi dans le sud en bord de mer. Il y avait à cette époque encore une reconnaissance, plus que de la fonction d’enseignant mais de ces hommes et de ces femmes qui tendent la main pour te sortir de la merde.
Nous sommes natifs du sud de la France et même si le Cantal n’est qu’à 3h30 de la route, nous restons esseulés, loin de nos familles. On rajoutera accessoirement que quand tu viens du sud nettoyer cinquante centimètres de neige devant ta porte, c’est contre nature. Plus sérieusement, l’éloignement mais aussi la précarité de la vie sur place, l’avenir de mon établissement qui était déjà engagé nous pousse à partir, en tout cas à essayer car à cette époque les places dans le sud sont rares.
Back home
Encore une fois c’est grâce à l’informatique que j’arrive à débarquer dans le sud. Le chef d’établissement de l’époque a besoin d’un prof de mathématiques et d’un technicien. Il se retrouve avec une salle informatique, une dynamique informatique qui fait penser aux années 80 comme dans la chanson de Sardou. C’est peut-être un message subliminal. Quand tu changes pour la première fois d’établissement, un établissement où tu as quand même passé huit ans, tu t’interroges pour savoir comment ça va se passer. Je ne sais pas si c’est le même effet que ressent un chanteur quand il change de ville chaque soir, et qu’il s’interroge si le public de Limoges sera aussi réceptif que celui de la Rochelle. J’arrive dans la ville de Clermont l’Hérault, à 25 minutes de Montpellier et plus particulièrement du côté de la Paillade. La Paillade c’est le quartier que tu vois à la télé quand il y a des gars qui jouent avec des mortiers pendant plusieurs jours. Mes élèves font partie des enfants qui n’ont pas été pris dans ce quartier. Le décalage entre un établissement de campagne et celui-ci c’est un choc. Le premier réflexe c’est de mettre à la poubelle tous les cours, le niveau du Cantal est trop élevé. Les élèves dans leur grande majorité ont des problèmes avec la justice, j’aurais vécu des choses surréalistes qui vont quand même jusqu’à se faire tirer dessus au fusil à plomb depuis l’immeuble d’en face ou menacé de mort. J’ai passé certainement les quatre plus belles années d’enseignement de ma vie, et l’explication est finalement très simple. J’aime beaucoup le sous-titre du film, ma petite entreprise qui dit que les emmerdes ça rapproche. L’équipe, à la limite des sept mercenaires est soudée, d’une solidité à toute épreuve, pour faire face à nos élèves. J’écrivais plus haut que dans le Cantal, les rejetés du système avaient la capacité de reconnaissance, ici c’est plus ou moins pareil. Quand ton prof appelle le rectorat pour demander si la garde à vue est un motif valable d’absence pour le brevet des collèges, et si le gosse peut le passer en septembre, ça force le respect. C’est une image que je porte aujourd’hui et c’est d’ailleurs pour cela que les enfants me harcèlent, ils préfèrent me demander à moi qu’à leur prof principal car ils savent que je vais toujours fournir une réponse.
Réussir à faire cohabiter ce monde de délinquance a un coût, celui des nerfs. À cette époque j’étais une machine de mort, je passais mon temps à gueuler, il m’a fallu quand j’ai changé d’établissement un an pour redescendre, un gosse me posait une question je lui sautais à la gorge. Ici encore des messages des anciens élèves, des nouvelles, parfois pas les bonnes, la prison pour certains, la mort pour d’autres. Dans le Cantal comme ici, je crois que le lien c’est que cette main tendue, celle que nous avions tendue, était prise, une dernière chance. Je n’ai pas trop enseigné, j’ai surtout été moi-même, quelqu’un qui essaie de faire le mieux qu’il peut et à cette époque, même la pire des petites racailles avait la capacité de le reconnaître.
Le lycée est en difficulté de sa mauvaise réputation, je fais 150 km par jour de travail avec mon Partner blanc qui est entré dans la légende, j’ai une réputation solide de type compétent en informatique et de prof de maths qui sait gérer les classes, je me fais débaucher 25 km plus bas dans un établissement de 400 élèves.
Le début de la fin
Mon établissement agricole n’a rien à voir avec ce qui précède. Les enfants sont globalement gentils, j’ai presque envie de dire normaux. Bien évidemment s’ils sont dans l’enseignement agricole, c’est qu’ils ne sont pas des flèches à l’école, que les matières générales c’est pas leur truc. Ma capacité d’adaptation dans les classes est immédiate, forcément c’est un peu comme un gars qui viendrait de la planète Krypton et qui arriverait dans un endroit avec des propriétés physiques différentes, où il serait super balèze. Ou un gars qui aurait fait le Vietnam de l’enseignement. Ma relation avec les élèves est simple, j’ai changé de salle de concert et ça fonctionne toujours. Il y a toutefois quelque chose que je constate et qui est frappant, les élèves sont dans une autre relation, ils n’ont pas besoin de nous. J’écrivais en introduction mes appréhensions de l’enseignement professionnel. Après 17 ans de métiers bien tassés, je sais que je n’aurais pas supporté d’avoir des élèves formatés, standardisés et que ces gamins finalement m’allaient bien. Si bien sûr je peux comprendre de façon évidente la satisfaction d’envoyer sa classe de terminale scientifique dans les classes prépas les plus éminentes de France, ma satisfaction est ailleurs, d’avoir été sur le chemin de gamins qui auraient mal fini. J’ai reçu il y a deux ans un message d’un gosse de trente ans, qui me disait merci. Merci d’avoir été ce que je suis, le gars qui l’a poucave à ses parents parce qu’il s’était mis à fumer, le type qui lui a appris à se servir d’une boîte mail qu’il utilise encore, le gars qui l’a taclé régulièrement, qui fait qu’il travaille aujourd’hui dans un prestigieux restaurant.
Et tu vois public, ce besoin, cette relation qu’on avait avec nos élèves, je l’ai vu se déliter sous mes yeux depuis des années.
Je n’irais pas rentrer dans le technique, à savoir qu’on enseigne que des conneries et que si tu veux apprendre, tu vas sur internet et tu as toute la connaissance du monde. J’irais d’autant moins jeter la pierre que lorsque je suis en formation je me fais engueuler par mes chefs parce que j’ai tendance à emmerder les formateurs. Je reconnais que l’école est imparfaite, qu’il faudrait certainement tout casser et tout refaire, mais il y a des gens bien du côté des enseignants. On a tous un enseignant qui a marqué nos vies, en bien, en mal, pour une raison ou pour une autre, et c’est certainement ce qui a fait l’exception du métier, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. J’ai vécu depuis des années une séparation de plus en plus importante entre nos élèves et nous, qui voient finalement dans l’institution une perte de temps, de l’ennui, une obligation.
Parallèlement à cette forme d’indifférence, j’ai observé une profonde baisse de niveau et une multiplication des enfants à particularité. Je finis par renoncer à faire écrire les élèves qui ne sont plus capables de tenir un cahier, même aujourd’hui les cours à trou c’est compliqué. La concentration c’est difficile, le travail c’est difficile, la culture c’est impossible. Si je devais réellement trouver l’origine, à cette époque j’entends, c’est-à-dire il y a environ trois, quatre ans, je pense que je le mettrai largement sur les écrans et les réseaux sociaux. N’allez pas croire que je tente de diaboliser ces outils mais il faut tout de même comprendre quelque chose.
Lorsqu’à 15 ans c’est-à-dire il y a 30 ans, j’avais quelques chaînes de télé, un pauvre Amiga 500, ma part de loisirs était nécessairement limitée. J’ai donc connu l’ennui, que j’ai compensé en lisant, en voyant des gens. Aujourd’hui un gosse de 15 ans, Netflix, tiktok, Youtube, la PS4, des tonnes de réseaux sociaux, comment veux-tu qu’il arrive à s’en sortir ? Il rogne. Il rogne sur le temps de sommeil, il rogne bien sûr sur la lecture, le travail, les amis. La part de loisirs est devenue trop importante, non régulée. Y a un truc qu’on appelle techniquement les parents mais les pauvres sont tellement pris dans leurs propres problèmes, que finalement laisser traîner les gosses devant les écrans ça les arrange.
Forcément, quand tu te mets à rogner sur le temps de travail et que tu ne fais absolument rien, mais vraiment plus rien, ta relation avec le système scolaire ne peut pas être positive et la relation avec les enseignants qui veulent te faire travailler devient conflictuelle. L’enseignant n’est plus perçu comme quelqu’un de bienveillant qui essaie de te sortir de ta merde, mais plutôt comme celui qui t’emmerde dans tes loisirs.
Le COVID, ce sacré catalyseur de tout
Nous sommes donc dans une période où je vois de façon indéniable le niveau baisser. Bien évidemment si vous reprenez tout ce que j’ai écrit, il ne faudrait pas en faire une généralisation, je n’ai dans mes histoires que ma version. Certains vous diront peut-être qu’ils voient une génération capable de nouvelles compétences, innovantes, avec d’autres valeurs et ils ont certainement raison. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai arrêté de bloguer, ne vous faites pas d’illusion avec ce billet, il s’agit d’une synthèse un peu construite de ce que je vis depuis 17 ans et qui mérite je pense d’être écrite. Cela dit ça reste certainement plus intéressant de trouver des jeunes inspirants et de raconter leur histoire que de dépeindre la mienne façon artiste triste comme SINIK.
Nous sommes au mois de mars et le président Macron nous annonce le confinement. Je descends dans la fosse de Snapchat et je commence à prendre en charge mes élèves de 2nde GT qui est la seule classe avec qui j’ai réussi à tisser des liens forts dans ces dernières années, encore aujourd’hui alors qu’ils sont en première et que je ne suis plus leur prof de maths. Et c’est d’ailleurs totalement rationnel si on suit mon raisonnement. Les jeunes à l’époque sont totalement déstabilisés, mes collègues sont globalement perdus et moi je sais où je vais, car de la même manière que je vous tire un trait sur 13 ans de blogging sans froncer un sourcil je suis de la race des vrais bonhommes. Les jeunes avec leurs inquiétudes, sur le virus, sur l’information, s’accrochent à moi parce que c’est toujours rassurant quand c’est la merde absolue de voir un gars qui sait où il va. À l’heure actuelle en classe de première, ces enfants sont la seule classe à faire 100% de présence en visio, et à être totalement autonomes quand ils sont en distanciel. Malheureusement il se trouve que ce raisonnement, cette posture saine, n’a pas été adoptée par la majorité de nos enfants. Les autres ont découvert une nouveauté : la défiance et une assurance nauséabonde.
Lorsque tu as un gamin qui est en face de toi et qui fait le mariole, forcément il le fait pas longtemps. La distance qui te sépare de lui, la distance qui le sépare du bureau du CPE et du bureau du directeur font qu’il n’est pas très compliqué de le neutraliser. Mais ce passage en distanciel, loin des enseignants, loin du système, a cassé un tabou profond, celui du respect de base. Concrètement le gamin s’est dit qu’à l’instar des réseaux sociaux qu’il pratique, derrière son écran il est en toute impunité et que tout est possible, comme ne pas participer, faire le mort. On aurait pu penser que le retour à la base règlerait le problème mais en fait pas du tout, l’attitude s’est totalement dégradée, la grande majorité de nos élèves se foutent totalement de leur travail scolaire, des punitions. Comme je l’expliquais plus haut, l’enseignant est passé du statut de guide à celui d’oppresseur. Les enfants nous détestent de plus en plus, l’opposition devient réellement flagrante. Bien évidemment, la prise de responsabilité est totalement nulle, à les écouter dernièrement tout le réseau de l’Occitanie est tombé ce qui explique le fait qu’ils n’arrivent pas à envoyer le travail depuis six jours ou qu’ils ne peuvent pas participer aux visios.
Quand on a aimé son métier avec passion, ce que nous vivons est particulièrement difficile à encaisser. C’est encore plus difficile quand les parents s’en mêlent. Les parents sont des êtres humains comme les autres et subissent de plein fouet le comportement de leurs enfants, un comportement globalement collectif, j’insiste encore mon observation. Des parents qui sont donc pris entre l’étau de leur quotidien avec une crise COVID qui n’épargne personne, une école qui presse pour une réaction, et leur gosse, véritable tête de mule qu’ils imaginent se prendre en main parce qu’il a 15 ans. On a des réactions qui sont particulièrement virulentes avec des consignes désormais de notre direction d’éviter les échanges. C’est encore plus difficile quand la hiérarchie s’en mêle. À l’heure actuelle, j’ai plus de chance d’apprendre les directives par BFMTV que par un courrier de notre ministère. Une flexibilité à outrance, un manque de reconnaissance flagrant alors que finalement à l’heure actuelle, c’est nous qu’on devrait applaudir aux balcons sachant que pour le personnel soignant tout le monde a bien compris que c’était fini.
J’essayais plus haut de donner une explication quant à la baisse de motivation, avec la fuite en avant dans les écrans, on va désormais rajouter une couche supplémentaire à l’existant. Nos enfants sont fortement perturbés par la crise et à raison. Un masque sur la face pendant toute la journée, des normes sanitaires au quotidien, plus de toucher alors que quand ils ne s’embrassent pas ils se tapent sur la gueule, un avenir … quel avenir ? On va tous mourir. Hey, hey, dédicace à tous ceux qui en voulaient.
Nous sommes donc face à une population indifférente quant à son avenir, qui n’a pas la capacité de se projeter ou de façon peu concrète (je veux travailler avec des animaux), qui devient agressive quand on lui parle de travail scolaire, qui se trouve des raisons pour tout en cultivant une mauvaise foi que je ne maîtrise pas moi-même. Et nous, de notre côté, nous avons des objectifs, dont un bien gros qui s’appelle faire le programme. Pour vous donner un exemple, dans la période où j’écris ce billet, je dois en classe de troisième faire des problèmes sur les mesures. Les gosses ne savent pas ce que c’est qu’un périmètre. Je vais donc perdre du temps sur toutes les formules, quand j’aurais dû me consacrer à plier des exercices de brevet. Au bout d’un moment tu finis par avancer, tu finis par noter et c’est la première fois en 17 ans de carrière que je viens de tomber à moins de 9 de moyenne en maths. Certains élèves ont moins de 5 de moyenne générale, pas de réaction des parents dans la majorité des cas, le gamin s’en fout et nous explique en se foutant de nous que 5 c’est pas si mal.
On était dans le Cantal, et un jour Mickael, 15 ans alors qu’il neige est dehors avec sa mobylette, il ne peut pas rentrer. Mickael était un garçon qui vivait dans la maison d’enfant dans le village à côté. Forcément, je le prends chez moi, j’appelle ses éducateurs et il joue à la dreamcast le temps que ses éducateurs arrivent, ma femme lui file un chocolat chaud. On vivait ça de façon naturelle, les éducateurs me remercient en venant le récupérer et lui gueule dessus parce qu’il a pris la mobylette par un temps pareil. Aujourd’hui je me suis transformé en une espèce de machine qui bétonne tout derrière elle. J’envoie désormais des mails lapidaires, j’ai de moins en moins d’humour en classe qui pourrait être mal interprété, le cœur serré. Alors effectivement c’est très pro.
La distance que l’on met avec ses élèves est une distance qui n’est jamais simple. Antistress évoquait ça dans un billet de blog, mais lui du côté CPE c’est-à-dire des gens encore plus méchants que les profs, comme les matons. Je me suis rarement posé la question durant ma carrière, et curieusement malgré le grand énoncé que je viens de vous produire (3300 mots passés), je ne me la pose pas. La posture que nous devons avoir c’est celle de gens qui font leur job comme tout bon professionnel, un banquier par exemple. Le banquier va pas vous faire un crédit de 300.000 € parce qu’il vous aime bien, le banquier le fait à partir de ce que vous posez sur la table. Nous sommes donc désormais de simples comptables de 0, des répétiteurs prudents, les gardiens de la garderie pour que la France continue de travailler, et ça arrange tout le monde.
J’aurais tant voulu te donner une remédiation
En ce moment je peux vous pondre un billet de blog par jour sur ce que je vis, sur l’absurdité de la situation, sur la perte de contrôle face à des enfants qui s’en foutent, ma tristesse, mon cœur qu’on piétine quand on a connu le métier avant. J’écris pour vous expliquer mon ressenti, mais cela ne servirait à rien d’exposer ce mal au quotidien de jeunes qui se cassent la gueule, l’avenir de la nation. Je crois, mais c’est un énorme coup de poker, qu’il faut laisser faire. Si on laisse faire, s’il n’y a pas d’intervention divine, ce sera l’échec. L’échec aux examens, l’échec à l’orientation pour obtenir une réaction, et c’est certainement ici le gros coup de poker. Dans la vie j’ai pris souvent des grosses claques dans la gueule, mais tu le sais si le BORNE pose un genou à terre c’est toujours pour se relever. Si un jeune demain se retrouve en fin de troisième et réalise qu’aucun de ses vœux d’orientation n’est réalisé, va-t-il relever la tête et se mettre à bosser ou s’enfoncer un peu plus dans sa réalité virtuelle ? Jusqu’à maintenant, il faut reconnaître que nous ne sommes pas aidés par les ministres de l’éducation qui se succèdent. L’an dernier des enfants qui avaient 8 de moyenne à l’année chez nous ont eu le brevet avec mention. Que dire du BAC à plus de 90% de réussite chaque année pour malheureusement tacler ces jeunes au détour d’un parcoursup impitoyable ou d’une première année d’étude à laquelle ils ne sont pas préparés.
À l’heure actuelle, la seule réponse qu’on nous offre c’est d’expliquer que c’est la faute aux profs. Les gosses sont nuls en maths, les instits sont mal formés. Les gosses ne veulent plus aller dans les matières scientifiques, les profs les enseignent mal, c’est la faute au prof. On va donc continuer de perdre nos cerveaux, d’avoir une baisse de niveau et faire la chasse au bouc émissaire idéal, l’enseignant, il en faut bien un. J’espère qu’un jour on aura une véritable prise de conscience, que nous serons entendus, mais c’est se bercer d’illusions.
Je ne peux donc malheureusement pas proposer de solutions car je n’en possède pas. Ressasser mon mal-être enseignant n’a finalement pas de sens au quotidien, mais je trouve qu’il était pertinent de tout balancer d’un trait, pour expliquer les grandes étapes, les faits marquants dans l’évolution de mon métier. Pour finir sur une note optimiste, il faut tout de même savoir que même si nous tirons tous des gueules de déterrés dans nos salles des profs, que nous sommes dans l’attente des vacances, je pense qu’on peut dire que nous sommes tous au taquet. Présentiel, distanciel, relations aux familles, support pour les élèves, jamais la profession n’a été aussi active, comme un baroud d’honneur. Plus positif encore, je reste, allez je le dis sans rougir pour le public, la lumière dans la nuit des gosses qui ont encore envie de la voir, toujours le cœur et la main ouverts pour ceux qui en ont besoin. Je crois en notre jeunesse, sans espoir je ne ferai pas ce métier.
Notes de fin.
- Je tiens à remercier Cascador pour héberger ce billet de blog et surtout parce que je vais le publier sans me relire. Je suis pas loin des 4000 mots, j’ai écrit d’un trait, j’aimerais pas être à sa place, c’est comme prof de français en 3ème.
- J’ai fait une vidéo sur le temps de cerveau disponible sur ma chaîne maths à l’arrache. C’est un truc qui me fait marrer, je le fais avec mon fils, parfois ma fille débarque et c’est un peu comme mes billets de blog, c’est au talent, à l’arrache et avec les tripes. Toutes les vidéos sont faites en une seule prise et sans répétition.
- J’ai expliqué que j’essayais de m’orienter vers des choses plus concrètes, et arrêter d’écrire de la merde, j’ai écrit une bafouille que je trouve plutôt pertinente sur l’achat de matériel d’occasion.
- Alors que vous pourriez vous dire que deux billets de blog, c’est presque une routine, n’allez pas forcément vous imaginez un jamais deux sans trois. Sur les trois dernières années, j’ai fait un PDF du blog qui fait plus de 3500 pages en A4. J’aime bien de temps en temps synthétiser ma pensée et je crois qu’avec ceci, j’ai fait le tour de ce que je voulais exprimer sur le métier de prof. Bien évidemment un soir de confinement dans un véritable moment d’ennui, je pourrais me lancer dans un pourquoi Linux et le logiciel libre c’est de la merde ou le bonheur d’avoir un système Redmond au quotidien. Curieusement je me dis que ce n’est pas forcément le lieu, comme manger un rôti de porc dans une conférence Végan.
- Les différents commentaires, mails que j’ai pu recevoir et que je reçois encore m’ont particulièrement touchés et sauf si les utilisateurs du blog-libre ont modéré les commentaires insultants pour ne pas me faire de la peine, je vous remercie pour ces notes plutôt positives que vous avez laissées faisant de moi plus un Jean-Pierre Bacri qu’un Jean-Marie Bigard.
- Le titre, du rire aux larmes c’est bien sûr l’album du groupe Sniper.
- Restez curieux, back link de rigueur.
Déjà 8 avis pertinents dans Enseignement : du rire aux larmes
Les commentaires sont fermés.
MERCI
@+
Je suis triste de voir que malgré toutes les bonnes volontés, on semble aller au désastre pour une génération.
Et j’espère qu’à moyen terme la société saura légiférer sur l’usage des réseaux sociaux notamment auprès des ado… et redonner le goût du travail et de l’accomplissement – après tout nos sociétés évolue souvent par phases qui sait comment va se clore celle-ci.
Je suis assez triste de voir disparaître le blog de cyrille borne que je prenais beaucoup de plaisir à suivre, cette fenêtre sur une autre vie et sur une autre façon de voir les choses faisait partie de mon quotidien et me manquera.
Bref, merci pour tout ton travail et ton implication !
Une note de légèreté: également la coupe de cheveux
@+
Je me doutais de quelque chose comme ça depuis que le site ne répondait plus.
Comme le disait bcorwin, c’était une belle fenêtre sur un autre univers.
Le forum des bons pères de famille va me manquer aussi.
Courage et merci
Cela me dérange profondément. Traitez-moi de naïf, mais si j’ai choisi ce métier, c’est par passion, pour transmettre ce que je sais à de nouvelles générations, qui iront avec un peu de chance plus loin que notre génération l’a été, si on parvient à leur donner le goût d’apprendre. Pour moi, les établissements scolaires sont des sanctuaires, ils doivent être protégés de toute incursion malintentionnée : Que ce soit des éditeurs privées qui souhaitent « donner » leur solution pour mieux les y emprisonner, ou toute autre forme de procédé que j’estime malhonnête de part leur objectif premier. Mais ce sont aussi des sanctuaires intimes, un lieu où ils grandissent et découvrent les adultes qu’ils vont devenir, en dehors du regard de leur parent. C’est un lieu qui n’appartient qu’à eux.
A mon sens, laisser entrer des caméras venues s’approprier ce quelque chose, c’est une aberration. Traitez-moi à présent de cynique, mais j’ai l’impression que quelqu’un s’est dit : La télé-réalité, ce n’est plus aussi rentable qu’avant, les protagonistes ont à présent le statut d’acteurs, il faut les payer, c’est moins rentable, et puis ils surjouent un peu trop, le public commence à décrocher… On va tenter le « docu-réalité » : sous prétexte de documentaire, on va pouvoir les filmer gratuitement : au pire, on ne perd pas d’argent, au mieux, le public adhère au concept et s’attache aux personnages, aux bébés, aux animaux,… C’est tout bénéf !
Et donc après avoir pénétré le monde de la maternité, le monde des zoos… ils souhaitent trouver un segment porteur encore vierge (en France), à savoir l’éducation, car il y a peut-être de l’argent à se faire (pour les producteurs) et de la renommée à trouver (pour les journalistes).
Ce projet a véritablement scindé notre salle des profs en 2 groupes qui peinent aujourd’hui à se comprendre mutuellement. Nous sommes l’un des 2 établissements « vainqueurs » mais au regard de ce qui se trame depuis quelques mois et de la résistance de la moitié d’entre nous, je suis étonné qu’ils veuillent encore de notre collège, ce qui me fait dire qu’ils ont peut-être été reçu encore moins bien dans d’autres établissements, ce qui laisse songeur. Je me demande si nous n’avons pas été choisi en réalité depuis le début, mais bon, c’est un autre débat.
Si je poste cela, c’est pour obtenir un semblant de « regard extérieur » qui me/nous manque cruellement depuis quelques mois. Je ne suis pas très « réseaux sociaux », je n’ai pas de compte Facebook ou Twitter, Instagram,… Je suis donc très curieux de savoir ce que Cyrille Borne, et certains de ses lecteurs peuvent penser de cette situation, puisque nous partageons certainement quelques valeurs communes, ou du moins gravitons dans les mêmes sphères.